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09/03/2007

Raymond Barre - La vieillesse n'est peut-être pas pour tous un naufrage

Actualité Juive

La vieillesse n'est peut-être pas pour tous un naufrage. Raymond Barre ramène son navire au plus court vers le port d'origine de ses valeurs fondatrices: le respect de l'autorité et l'admiration pour la compétence technique. Ces valeurs sont-elles pimentées par la détestation des Juifs? Aujourd'hui certainement, dans le passé peut-être pas, et cela n'a pas d'importance. Papon était-il antisémite lorsqu'il envoyait les Juifs à la mort dans les conditions qu'on sait vers des destinations finales qu'il s'efforçait d'ignorer? Qu'importe? Nul doute en tout cas qu'il l'a été sur le tard: comment en effet pardonner à ces Juifs le mal qu'il leur avait fait, et qu'ils avaient le front de lui rappeler?

Raymond Barre au fond n'a jamais pardonné aux Juifs d'avoir relevé son lapsus freudien sur les "français innocents". Un homme de la qualité de Papon, dit-il dans son interview à France-Culture, n'avait pas à s'excuser de ses actes. L'ancien "meilleur économiste de France" n'est lui non plus pas homme à avoir laissé fourcher sa langue; il explique donc et en rajoute dans l'ignominie: si encore les auteurs de l'attentat avaient fait exploser leur bombe à l'intérieur de la synagogue où se trouvaient des Juifs avec qui ils étaient en guerre, cela eût été compréhensible, mais la faire exploser au risque de tuer des français "pas du tout liés à cette affaire", voilà qui est bien différent! Il y avait donc une guerre contre les Juifs en France qui expliquait bien des débordements. Et maintenant, n'en est-il pas de même? La question ne fut pas posée. Et nous ne savons donc pas si M.Barre sera appelé à la défense de Fofana.

Papon, dit le professeur avec une douteuse élégance, a "limité la casse" et sauvegardé l'essentiel (sa carrière, probablement...). Faut-il rappeler ce que fut la "casse", 1560 êtres humains envoyés vers l'innommable? Simple "alibi", outrageusement mis en avant "par un lobby juif usant de procédés indignes", rectifie l'économiste expert, faisant fi de la condamnation de la condamnation de Papon à l'issue d'un procès où les droits de la défense furent particulièrement protégés.

Comment admirer en même temps ceux qui "sont restés à leur poste pour faire fonctionner le pays" en suivant à la lettre des instructions iniques et ceux qui en désobéissant ont préservé les valeurs fondamentales d'une société de liberté, de solidarité sinon de fraternité? Raymond Barre a beau draper ses postures sous les habits du gaullisme, il est plus à l'aise avec le gaullisme de 1944 qu'avec celui de Jean Moulin.

"L'alibi" et la "casse limitée" de Barre aujourd'hui comme le "détail" de Le Pen dans le passé nous transportent dans ce monde de morgue, d'indifférence et de contentement de soi qui fut le terreau de la persécution des Juifs comme il est le socle de toutes les lâchetés bien pensantes.

C'est pourquoi la référence à ces
Français désobéissants qui ont sauvé la plupart des Juifs de notre pays est particulièrement mal venue dans les déclarations de l'ancien Premier Ministre. Les Justes de France ont été l'objet le mois dernier d'une magnifique cérémonie d'hommage au Panthéon. Mais c'est parce que dix ans auparavant le Président de la République avait reconnu la responsabilité de l'Etat français dans la persécution des Juifs que cette cérémonie prenait son sens et sa grandeur.

Dans la galerie de ses héros dont Papon fait manifestement partie, quelle place Raymond Barre réserve-t-il (le connaît-il seulement?) à Camille Ernst, autre secrétaire général de Préfecture, Juste des Nations à la désobéissance duquel des centaines de Juifs de Montpellier durent la vie, qui fut déporté à Dachau où il faillit mourir? Peut-être M.Barre considère-t-il que n'ayant pas eu la réussite technique de Maurice Papon, Camille Ernst n'est pas de ces hommes supérieurs à qui beaucoup peut être pardonné: en tout cas, les survivants de la "casse" savent que s'ils doivent souvent leur vie à des Camille Ernst, ils la doivent bien rarement à des Papon. A priori, ils préfèrent ne pas avoir eu affaire à des Raymond Barre....

Dr Richard PRASQUIER

Président du Comité français pour Yad Vashem

29/11/2006

Juifs, Noirs, un seul ennemi

Article publié le 30 Novembre 2006
Par Richard Prasquier
Source : LE MONDE

Il y a la mort d'un homme et le nécessaire respect pour le deuil d'une famille, mais n'en déplaise aux dirigeants du PSG, cette mort ne résume pas le drame du match PSG/Hapoël Tel-Aviv. Attendons les résultats de l'enquête, où la légitime défense est retenue, avec une pensée pour ce gendarme qui n'avait pas pu se défendre, Daniel Nivel handicapé à vie après avoir été frappé à la sortie d'un match de football à Lens en 1998.
Certes, il y a aussi, attisée par la défaite, la violence des jeunes dans notre société et sa malheureuse expression sur les stades de football : se limiter à cette pseudo-explication revient à botter en touche. Beaucoup d'observateurs signalent un problème spécifique au PSG, foyer d'une grande proportion des actes de violence sur le stade parce que la chasse aux hooligans y a été moins acharnée qu'ailleurs : je n'ai pas qualité à juger de cette grave assertion.
Mais ce qui saute aux yeux est que, à la sortie du stade, on a questionné des spectateurs sur leur judaïsme ; on les a insultés, frappés ou pourchassés s'ils paraissaient être juifs. Le "on", ce sont apparemment des noyaux violents organisés, regroupés dans des associations de supporteurs répertoriées dont les slogans racistes et antisémites faisaient depuis longtemps partie d'un folklore local, noyaux auxquels se sont agglomérés des individus plus ou moins isolés, attirés par la "castagne" à peu de risques. En 2006 à Paris, une ratonnade antijuive qui devient, quelle aubaine, une chasse au juif et au Noir, dans un cortège d'insultes empruntées au discours nazi désinhibé...
Si les analogies faciles aveuglent, la mémoire historique alerte : l'antisémitisme reste aujourd'hui encore un ciment irremplaçable dans la conception du monde de la droite extrême, car c'est un condensateur de haine. Il peut orienter les frustrations et l'énergie meurtrière de personnes en déshérence de la démocratie vers la violence gratuite, mais aussi, pour peu qu'ils soient pris en charge par des tribuns sans scrupule, vers la conquête du pouvoir : de ce point de vue, l'évolution récente des électorats dans divers pays européens ne laisse pas d'inquiéter.
Ceux qui prétendent que certains juifs, désemparés par l'émergence et la banalisation actuelle d'un violent antisémitisme à masque d'antisionisme, seraient tentés de se tourner vers l'extrême droite dans l'illusion d'un combat contre des ennemis communs peuvent le voir : cette attitude, qui ferait l'impasse sur un terrible passé, serait aussi aveugle politiquement qu'indigne moralement : car l'antisémitisme, qui reste dans ces milieux un ingrédient de base et non un condiment accessoire, orienterait les choix en cas de prise de pouvoir.
Comment une centaine d'individus peuvent-ils prendre plaisir et fierté à poursuivre deux hommes isolés, les frapper une fois qu'ils sont à terre, avec la mort pour perspective, jusqu'à la réaction inattendue du policier ? Les historiens, les psychologues, relayés aujourd'hui par les romanciers, nous le rappellent : cela aussi est une potentialité humaine, et une potentialité fréquente. Mais pour que ce comportement soit érigé en norme dans un groupe, il faut que la hiérarchie des valeurs qui fondent une humanité commune soit mise à bas au profit d'autres hiérarchies : celles des nazis d'hier et d'aujourd'hui, les règles du gang toujours. La levée des tabous qui fondent nos conduites laisse libre place à la fascination de la violence, idéologiquement et socialement légitimée. C'est pourquoi il ne faut pas seulement considérer les misérables chasseurs de la porte de Saint-Cloud comme des anomalies marginales : ils sont peut-être aussi les poissons pilotes des nouvelles barbaries, qui viendront, comme les précédentes, de minorités extrémistes agissantes.
Au moins pouvons-nous nous dire que dans cette triste affaire, si les faits se confirment, il y a un grand motif de fierté : un policier en civil, qui aurait donc pu se fondre dans la masse des indifférents, des craintifs ou des aveugles, a choisi de protéger un homme en danger poursuivi par une meute, et y a risqué sa vie. Je le salue avec respect. Qu'il soit noir et que le pourchassé soit juif, qu'ils aient dû tous deux entendre les ignobles injures habituelles, remet à l'heure des pendules que d'aucuns s'acharnent à dérégler : le combat contre le racisme et l'antisémitisme est un combat que nous avons à mener ensemble.


09/05/2006

Qui prend le deuil quand presque tous sont morts ?

Membre du Bureau exécutif du CRIF, Richard Prasquier, a participé avec des cadres de l’Union des étudiants juifs de France, à un voyage au Rwanda. Il nous fait part de la situation et de ses sentiments concernant cette mission.
Question : Le 14 février 2006, les cadres de l’UEJF ont effectué un voyage pour le Rwanda. Vous étiez l’un des invités de cette mission. Pourriez-vous ce que vous perceviez de cette mission avant de vous rendre au Rwanda et nous dire comment ce voyage s’est déroulé ?
Réponse : Le terme galvaudé de merveilleux est le dernier à utiliser pour ce voyage, organisé par l’UEJF, où nous avons continuellement plongé dans l’horreur, mais ce fut une extraordinaire expérience de fraternité humaine. Il y avait dans ce groupe d’une quarantaine de personnes quatre rescapés Tutsi vivant en France du même âge que les étudiants de l’UEJF, menés par leur président Benjamin Abtan ou de SOS Racisme, avec leur président Dominique Sopo et aussi quelques participants plus âgés, impliqués dans la lutte contre le racisme ou dans la réflexion sur la mémoire. Juif ou non Juif, aucun d’entre eux n’oubliera l’émotion du Shabbat de Butaré, comme aucun d’entre eux n’oubliera son déchirement à Morumbi, où dans un paysage somptueux , 50 000 Tutsi pris au piège furent en quelques jours exterminés un à un, hommes, femmes, enfants ou nourrissons…

Certaines inquiétudes s’étaient exprimées avant ce voyage. D’abord le risque d’une récupération politique par le gouvernement Rwandais, réputé « autoritaire », issu du FPR tutsi, vainqueur militaire en 1994, en relations notoirement difficiles avec la France qu’il accuse d’avoir trop longtemps et trop directement soutenu le gouvernement hutu. Des livres et articles de presse nombreux et récents témoignent de l’acuité de la controverse. N’allions-nous pas être subrepticement dirigés vers une « mémoire officielle » ? C’est faire peu de cas de la maturité des organisateurs du voyage que de croire qu’ils n’ont pas pensé que des manœuvres pourraient avoir lieu : de fait elles furent des plus mineures. Les « jeunes », à savoir les étudiants de l’UEJF, étaient tous des militants expérimentés, responsables locaux, régionaux ou nationaux. Nombreux contacts préalables en France avec ceux qui connaissaient le pays, plusieurs réunions d’information (notamment avec Bernard Kouchner), un voyage préparatoire pour trouver nos interlocuteurs, l’organisation a été exemplaire, associant professionalisme logistique, chaleur relationnelle, compétence historique et empathie profonde. Plusieurs des participants (David Hazan, coréalisateur du film « Tuez les tous », Souad Belhaddad, coauteur de « Survivantes » avec la sociologue Esther Mujawayo, les journalistes Patrick de Saint Exupéry du Figaro et Catherine Ninin de RFI) avaient déjà à plusieurs reprises voyagé et travaillé au Rwanda. Gaston Kelman (« Je suis noir et je n’aime pas le manioc ») et Frédéric Encel ne sont pas hommes à se laisser guider aveuglément: il y avait dans ce voyage beaucoup d’enthousiastes mais peu d’ingénus….

Les contacts politiques ont été réduits au maximum, les rencontres ont privilégié les intervenants de la société civile, les témoins et les victimes. L’Ambassade de France à Kigali, nous a soutenus de façon exemplaire, notamment quand les bizarreries des relations belgo-rwandaises ont cloué au sol notre avion de retour. Un grand merci également à notre énergique ambassadeur au Kenya qui a, par sa propre initiative, accéléré notre retour de Nairobi. Quant aux « politiques » de ce voyage, Christiane Taubira et Stéphane Pocrain, ils ont été en perpétuelle position de partage émotionnel: simplicité, écoute, ouverture. Les tréteaux électoraux étaient bien loin de nos préoccupations…


Question : Que vous ont dit vos interlocuteurs ? Comment vous ont-ils parlé de ce génocide ? Que vous a-t-on montré ?
Réponse : Ce qu’on nous a raconté au Rwanda? L’horreur…Les massacres de masse ou les massacres individuels, la traque permanente (une centaine de journées …), les étudiants hutu qui massacrent leurs condisciples tutsi à l’université de Butare, les villageois qui massacrent leurs voisins pendant que leur femme reste aux champs, qui rentrent chez eux le soir, qui recommencent le lendemain puis les jours suivants, un travail comme un autre. A Bisesero la chasse au gibier tutsi des malheureux qui s’étaient réfugiés dans la brousse et y mouraient de faim, a duré des semaines et des semaines, alors même que les troupes du FPR s’approchaient. Et puis des histoires inouïes de meurtres à l’intérieur même des familles dont les membres appartenaient aux deux ethnies. Et la vie aujourd’hui 12 ans après, la cohabitation dans le même village des victimes et de leurs meurtriers, les enfants chefs de famille et sans ressources, les femmes violées, parfois atteintes de SIDA, et s’occupant de l’enfant du viol…L’exposition –choquante pour nous- des squelettes dans les lieux de grands massacres contribue à rendre le deuil impossible mais qui prend le deuil quand presque tous sont morts ?

Et puis cette rencontre lumineuse avec un directeur d’orphelinat à Kigali, qui a pu cacher dans ses locaux plus d’une centaines de Tutsi dans des conditions incroyables, pendant de nombreuses semaines, et cette phrase que les gens de Yad Vashem connaissent : « Je pensais qu’un jour ou l’autre, j’allais être découvert et qu’ils allaient me tuer avec les réfugiés, je m’étais habitué à cette idée ; de toute façon, mon père m’avait appris cela, je ne pouvais pas faire autrement… »

Et avec tout ce passé, cette mémoire et ces haines (les victimes peuvent peut-être essayer de pardonner, mais les assassins sont-ils capables de pardonner les crimes qu’ils ont commis ?), un pays à reconstruire, et qui nous a d’ailleurs donné l’impression (huit jours ne suffisent évidemment pas) d’être en voie de reconstruction avec des hommes et des femmes (surtout peut-être des femmes) admirables….


Question : Ce voyage a-t-il modifié d’une manière ou d’une autre votre perception du génocide Rwandais ?
Réponse : Aller une semaine au Rwanda signifiait une immersion complète, ce qui, du moins en ce qui me concerne était une condition nécessaire pour prendre la mesure de ce qui s’y était passé. Bien sûr l’ombre de la Shoah était présente. Il m’avait fallu aller en Pologne sur les lieux de l’extermination pour ressentir – physiquement- la signification du crime. Certes je la connaissais intellectuellement, j’ai été baigné dans cette histoire depuis mon enfance, et j’avais lu. Mais la lecture, forcément hachée par le brouhaha des occupations de la vie quotidienne, n’avait pas suffi : il me fallait du temps et du temps en continu. De plus les récits sont les récits de survivants : ils ne sont pas allés, comme l’écrit si fortement Primo Levi, au centre de la « Gorgone ». Ce centre, la mort, c’est un espace vide, parfois un beau paysage verdoyant (le ravin de Babi Yar..), parfois un champ anonyme. Des êtres humains, par milliers, l’ont foulé un jour, ils y ont été tués et il n’est rien resté d’eux. C’est cela, qui est central, que fait ressentir le film de Lanzmann, dont la longue durée est si nécessaire et dont nous avons présenté des extraits à Kigali au début de notre voyage.

Bien sûr, cette sensation de vide, à Belzec ou à Murumbi, ne résume pas tout, elle doit être relayée par la connaissance de l’histoire, avec ses variations, ses déterminations particulières, ses nuances et ses explications, elle peut même être trompeuse, mais elle est bien l’élément fondamental : ici a eu lieu un meurtre de masse organisé, englobant une population tout entière, définie par son « essence » et non par son activité. De ce point de vue, il faut ignorance ou mauvaise foi pour nier qu’il y ait eu un génocide au Rwanda. Il faut également ignorance ou mauvaise foi pour prétendre qu’il y a eu un « double génocide », confondant les crimes de guerre, avérés et peut-être massifs, avec l’entreprise d’extermination des Tutsi. Dans l’expression « génocide Rwandais », c’est le terme Rwandais qui prête à discussion…

Nous sommes si habitués aux amplifications, aux approximations, aux amalgames et à l’exploitation idéologique dont les moteurs sont la haine et la manipulation de l’émotion (l’holocauste palestinien, le génocide des fœtus,….sans parler du génocide des agriculteurs ou des buralistes..) que certains pensent que pour éviter les dérives, il faudrait réserver la dénomination de génocide à la Shoah : c’est faux, malheureusement faux. Des génocides indiscutables, assumés comme tels, et parfois avec fierté, ont eu lieu dans l’histoire : ce n’est pas le lieu d’en faire la liste : le génocide des Tutsi en fait indiscutablement partie. Le reconnaître c’est admettre – avec désespoir- que la formule « Jamais plus », comme appel pour l’humanité est devenue une incantation mensongère…

Cela revient-il à nier la spécificité de la Shoah ? Nullement. C’est au contraire de la connaissance de l’histoire –des autres histoires- que l’on comprend mieux le caractère particulier, englobant, de la haine génocidaire nazie envers les Juifs, qui n’intéressait pas que les êtres humains, définis par des critères héréditaires remontant les générations, traqués dans tous les lieux du monde où on pouvait les trouver, mais s’étendait jusqu’à leurs productions intellectuelles (l’esprit juif, l’art juif, la science juive…) dans un fantasme primitif d’éradication et de purification, habillé des oripeaux d’une pseudo-science raciologique, dont le caractère universitaire aidait à cautionner et à « moraliser » l’implication technique et bureaucratique de toute une population mise par ailleurs à distance du meurtre lui-même – en dehors des acteurs spécialement entraînés- par les raffinements de la technologie. Au Rwanda, le travail a été fait directement avec des machettes et des fusils, méthode primitive si on veut, mais combien efficace : cela impliquait une participation directe de dizaines (de centaines ?) de milliers d’assassins, pour la plupart des paysans travailleurs et compétents, catholiques assidus de surcroît, comme leurs victimes.


Mais les machettes s’usent, il avait bien fallu en acheter beaucoup par avance, car on a préparé ce génocide qui n’a nullement été une explosion de colère brutale mais sporadique, mais le résultat d’une propagande organisée (dont la sinistre radio des Mille collines n’est que l’élément le plus connu), jouant sur la peur (« c’est eux ou nous »), sur le slogan de l’ « ennemi de l’intérieur » et d’une logistique appropriée organisée hiérarchiquement (des organes centraux aux préfets de région, des préfets aux maires de villages). C’est reconnaître la responsabilité primordiale, ici comme ailleurs, des hommes politiques, relayés par les habituels agitateurs d’opinion, activistes, intellectuels ou mêmes hommes de religion (plusieurs prêtres parmi les criminels). Et c’est reconnaître aussi que la suggestibilité des individus, amplement vérifiée par les données de l’histoire et les travaux de la psychologie sociale moderne, amplifiée par le conformisme social (on tue car les autres tuent) et la simple peur (on risque d’être tué si on refuse de tuer) ont effacé chez la plupart (en dehors des « Justes », d’autant plus admirables qu’ils sont minoritaires) le vernis moral probablement pas plus mince dans ce pays africain laborieux et discipliné que dans nos fières ( ?) nations européennes.

Mais d’autres leçons apparaissent cruellement dans ce génocide qu’on n’a même pas tenté de masquer et qui a duré cent jours : la cécité du monde extérieur, incapable de prévoir le pire alors que le pire se préparait au grand jour, son incapacité à nommer l’événement et à agir de façon appropriée (« un conflit ethnique comme il y en a tant dans cette partie du monde »), la prééminence accordée à la « grande politique », qui n’est souvent pas bien grande quand elle dépend en réalité de relations personnelles ( les liens de la famille Habyarimana avec François Mitterrand…). Solitude des victimes….

Et puis, pour les temps d’après, malgré les « gacaca » (tribunaux de village, où les auteurs des crimes reçoivent une réduction importante de peine s’ils avouent leurs forfaits), la rareté, l’extrême rareté du véritable repentir, alors que l’aveu intéressé sert de maigre et transitoire rustine sociale. Au moins les Juifs n’ont-ils pas été obligés de cohabiter avec les allemands dans l’immédiat après-guerre…

Et l’homme dans tout cela ? Jean Hatzfeld (« Dans le nu de la vie » et « Une saison de machettes »), le cherche, lui que nous avons rencontré par hasard dans ce village éloigné de Nyamata, lieu d’atroces massacres, où il retourne chaque année pour de longs séjours désespérés.

Il nous revient de faire vivre l’admirable et folle révolte de ceux qui ont risqué leur vie et souvent l’ont perdue, pour sauver leurs semblables, qu’on les appelle où qu’on ne les appelle pas les « Justes ». Mais il nous revient aussi, et en tant que Juifs, nous savons ce que ces mots veulent dire, d’écouter, d’avertir et de prévenir la sournoise mais publique montée des haines et des nouveaux appels à la destruction et au meurtre …

Jamais plus ??

Propos recueillis par Marc Knobel

29/07/2005

Vraies bombes, faux arguments (Libération)

16 août 2005 - Par Richard Prasquier et Marc Knobel*

Libération, 29 juillet 2005.

Peut-on dire que la guerre en Irak rend les Occidentaux responsables du terrorisme ?
Dans un récent article, intitulé « La guerre crédibilise Al-Qaeda » (1), Pascal Boniface nous donne son explication sur le terrorisme.

Nous pouvons résumer simplement son argumentation par les phrases suivantes, reproduites telles quelles ou presque de l’article, réélaborées pour en faire apprécier la logique interne, sans aucune distorsion.

1) Les terroristes éprouvent de la haine pour les sociétés démocratiques occidentales.

2) De ce fait, nous vous lecteur, moi Pascal Boniface risquons d’être victimes du terrorisme.

3) Il est vrai qu’ils nous attaquent pour ce que nous sommes.

4) Mais cela ne suffit pas à expliquer le développement actuel du terrorisme.

5) Ce développement est dû à ce que nous faisons.

6) Car nos actions (lire : celles des Etats-Unis et de leurs alliés) nourrissent la haine : mensonges sur les armes de destruction massive irakiennes (événements de Guantanamo, Abou Ghraib, Fallouja, manque de respect envers la population irakienne, situation des Palestiniens).

7) Il faut donc mettre nos actions en conformité avec nos proclamations pour ne pas faciliter la tâche de nos adversaires et réduire l’impact du discours de Ben Laden.

CQFD...

S’il nous paraît utile de l’analyser, c’est que ce discours, presque chacun l’a entendu peu ou prou autour de lui, mezza voce : les attentats de Londres ont provoqué un sentiment de révulsion qui a masqué dans les déclarations officielles et les éditoriaux de journaux la petite voix sous-jacente, et si nous étions nous-mêmes, nous les Occidentaux, les responsables de cette atrocité ? Dans cette démonstration, le point le plus important est le point 6 : la guerre d’Irak a aggravé le risque de terrorisme au lieu de le diminuer ; ce n’est pas une hypothèse, c’est une constatation, même Samuel Huntington, l’homme du « choc des civilisations », même le conservateur Royal Institute for International Affairs (RIIA) l’admettent, explique Pascal Boniface dans son article.

La litanie des attentats en Irak conduit donc certains à penser que les Américains, pris dans un enchaînement de violences et contre-violences, sont en train de déclencher l’apocalypse terroriste et de provoquer une haine bien compréhensible dans le monde musulman. Mais réfléchissons : qui sont les auteurs des attentats quotidiens en Irak et des morts par centaines ? Des groupes musulmans, sunnites pour la plupart. Qui sont les victimes quotidiennes de ces attentats qui ciblent parfois des enfants ? Des musulmans, souvent chiites. Faut-il en déduire que, par leur présence, les Américains seraient responsables, seuls responsables ? Et que se passait-il en leur absence, à l’époque « heureuse » où Saddam Hussein, une arme de destruction massive à lui seul, faisait la loi : des massacres par centaines, par centaines de milliers probablement, de chiites en général, kurdes souvent, ou d’opposants présumés de toute origine, mais toujours musulmans, dans le silence des islamistes, malgré le caractère laïque du régime... Il faut, pour déclencher le sentiment de révolte islamiste internationale envers des crimes commis contre les musulmans, la présence de non-musulmans, même s’ils ne sont pas les auteurs des crimes. Quant aux comportements humiliants, écoeurants, imbéciles, de certains gardiens d’Abou Ghraib et de Guantanamo sur leurs prisonniers, peuvent-ils justifier une bombe qui massacre de façon indiscriminée femmes et enfants dans une rame de métro ? Dans les geôles de Saddam, les mutilations (langue, etc.) semblent avoir été assez courantes : ont-elles déclenché les mêmes foudres ?

On peut penser ce que l’on veut de l’intervention américaine en Irak, qu’elle n’aurait pas dû se faire, qu’elle aurait dû se faire d’une autre façon, pour d’autres motifs, avec d’autres méthodes, avec une autre phraséologie, etc., mais on ne peut pas laisser croire que le mauvais comportement des troupes alliées est une raison objective suffisante pour un déchaînement du terrorisme dans le monde, car nul n’a tué plus de musulmans que Saddam Hussein. Ce que dit le RIIA est que l’espace d’action des mouvements terroristes s’est accru depuis l’intervention américaine et que la propagande pour le jihad y a trouvé de nouveaux arguments, mais ces arguments sont aussi fallacieux que les précédents.

Ce n’est pas ce que nous faisons qui provoque le terrorisme, mais c’est bien ce que nous sommes (phrase 3 de l’argumentation de Pascal Boniface, écrite apparemment à regret). Nous, c’est-à-dire une population de mécréants (juifs, chrétiens, mais aussi musulmans bien-pensants ou autres...) dont la mort ­ pensent les terroristes ne peut que réjouir Allah. La mort de « bons » musulmans au cours d’actions terroristes (« martyres ») doit être traitée comme un simple dommage collatéral. Dans cette optique, toute action, toute décision contraire à la loi de Dieu telle qu’elle est définie par les chefs du jihad, peut être montée en exergue : l’Irak, la Palestine, sont d’excellents arguments de propagande, mais, au regard d’un jihadiste bien endoctriné, la loi sur le voile, l’interdiction de la polygamie, un comportement considéré comme déviant ou la moindre remarque critique, voire la seule existence d’un membre hors du groupe de référence pourront aussi bien faire l’affaire. Le lavage de cerveau haineux, et combien efficace, tel qu’il est pratiqué par les madrasas pakistanaises ou autres, par les prédicateurs classiques ou techno-modernistes, relayés par Internet et par l’argent du pétrole, a fait des ravages bien antérieurs et bien supérieurs à la guerre d’Irak.

Et Israël dans tout cela ? Il n’apparaît dans l’article que comme une simple mention « politiquement correcte » : le jour où « les Palestiniens auront un Etat viable ». Eh bien, ce jour que nous espérons nous aussi, si rien n’est fait par ailleurs pour éradiquer le terrorisme islamiste, un autre argumentaire (le même en réalité, il suffit de lire les déclarations du Hamas...) se développera sur la nécessité de « récupérer la dernière parcelle de terre arabe ». L’émergence du terrorisme international islamiste n’a aucun lien avec les difficultés du peuple palestinien, rappelons qu’en 1993, l’année des accords d’Oslo, eut lieu le premier attentat contre le World Trade Center à New York. Les attentats de Bali, la guerre du Cachemire ou les talibans afghans n’ont rien à voir avec la Palestine, qui a été longtemps oubliée par les islamistes, néanmoins la référence s’est révélée si efficace en milieu musulman comme en milieu occidental qu’elle sera réutilisée tant qu’il se trouvera des commentateurs atteints du syndrome de Stockholm, qui devraient méditer les fortes paroles de Churchill sur la guerre et le déshonneur après les accords de Munich.


*Marc Knobel historien.