29/11/2006

Juifs, Noirs, un seul ennemi

Article publié le 30 Novembre 2006
Par Richard Prasquier
Source : LE MONDE

Il y a la mort d'un homme et le nécessaire respect pour le deuil d'une famille, mais n'en déplaise aux dirigeants du PSG, cette mort ne résume pas le drame du match PSG/Hapoël Tel-Aviv. Attendons les résultats de l'enquête, où la légitime défense est retenue, avec une pensée pour ce gendarme qui n'avait pas pu se défendre, Daniel Nivel handicapé à vie après avoir été frappé à la sortie d'un match de football à Lens en 1998.
Certes, il y a aussi, attisée par la défaite, la violence des jeunes dans notre société et sa malheureuse expression sur les stades de football : se limiter à cette pseudo-explication revient à botter en touche. Beaucoup d'observateurs signalent un problème spécifique au PSG, foyer d'une grande proportion des actes de violence sur le stade parce que la chasse aux hooligans y a été moins acharnée qu'ailleurs : je n'ai pas qualité à juger de cette grave assertion.
Mais ce qui saute aux yeux est que, à la sortie du stade, on a questionné des spectateurs sur leur judaïsme ; on les a insultés, frappés ou pourchassés s'ils paraissaient être juifs. Le "on", ce sont apparemment des noyaux violents organisés, regroupés dans des associations de supporteurs répertoriées dont les slogans racistes et antisémites faisaient depuis longtemps partie d'un folklore local, noyaux auxquels se sont agglomérés des individus plus ou moins isolés, attirés par la "castagne" à peu de risques. En 2006 à Paris, une ratonnade antijuive qui devient, quelle aubaine, une chasse au juif et au Noir, dans un cortège d'insultes empruntées au discours nazi désinhibé...
Si les analogies faciles aveuglent, la mémoire historique alerte : l'antisémitisme reste aujourd'hui encore un ciment irremplaçable dans la conception du monde de la droite extrême, car c'est un condensateur de haine. Il peut orienter les frustrations et l'énergie meurtrière de personnes en déshérence de la démocratie vers la violence gratuite, mais aussi, pour peu qu'ils soient pris en charge par des tribuns sans scrupule, vers la conquête du pouvoir : de ce point de vue, l'évolution récente des électorats dans divers pays européens ne laisse pas d'inquiéter.
Ceux qui prétendent que certains juifs, désemparés par l'émergence et la banalisation actuelle d'un violent antisémitisme à masque d'antisionisme, seraient tentés de se tourner vers l'extrême droite dans l'illusion d'un combat contre des ennemis communs peuvent le voir : cette attitude, qui ferait l'impasse sur un terrible passé, serait aussi aveugle politiquement qu'indigne moralement : car l'antisémitisme, qui reste dans ces milieux un ingrédient de base et non un condiment accessoire, orienterait les choix en cas de prise de pouvoir.
Comment une centaine d'individus peuvent-ils prendre plaisir et fierté à poursuivre deux hommes isolés, les frapper une fois qu'ils sont à terre, avec la mort pour perspective, jusqu'à la réaction inattendue du policier ? Les historiens, les psychologues, relayés aujourd'hui par les romanciers, nous le rappellent : cela aussi est une potentialité humaine, et une potentialité fréquente. Mais pour que ce comportement soit érigé en norme dans un groupe, il faut que la hiérarchie des valeurs qui fondent une humanité commune soit mise à bas au profit d'autres hiérarchies : celles des nazis d'hier et d'aujourd'hui, les règles du gang toujours. La levée des tabous qui fondent nos conduites laisse libre place à la fascination de la violence, idéologiquement et socialement légitimée. C'est pourquoi il ne faut pas seulement considérer les misérables chasseurs de la porte de Saint-Cloud comme des anomalies marginales : ils sont peut-être aussi les poissons pilotes des nouvelles barbaries, qui viendront, comme les précédentes, de minorités extrémistes agissantes.
Au moins pouvons-nous nous dire que dans cette triste affaire, si les faits se confirment, il y a un grand motif de fierté : un policier en civil, qui aurait donc pu se fondre dans la masse des indifférents, des craintifs ou des aveugles, a choisi de protéger un homme en danger poursuivi par une meute, et y a risqué sa vie. Je le salue avec respect. Qu'il soit noir et que le pourchassé soit juif, qu'ils aient dû tous deux entendre les ignobles injures habituelles, remet à l'heure des pendules que d'aucuns s'acharnent à dérégler : le combat contre le racisme et l'antisémitisme est un combat que nous avons à mener ensemble.


31/08/2006

Richard Prasquier : le Dialogue à coeur

Article publié le 31 août 2006
Par Henri Tincq
Source : LE MONDE

Son père, Joël Prasquier, est mort le 3 mai 1986, le soir de la bar-mitsva d’Alain, son premier fils. Celui qu’on appelait Jurek avait esquissé un pas de danse avec Debora, son épouse, avant d’être terrassé par une crise cardiaque. Terrassé par l’émotion, corrige Richard Prasquier, grand cardiologue parisien : "Car mes parents ont vécu dans l’obsession qu’il n’y aurait jamais plus de juifs en Pologne et qu’ils n’auraient jamais de descendance."


Richard Prasquier s’appelle en fait Richard Praszkier. Il est l’un des premiers enfants juifs nés après guerre en Pologne, le 7 juillet 1945, de parents miraculeusement rescapés du génocide. Dans une famille non religieuse, ce fils unique a été élevé, chéri, choyé comme un cadeau de Dieu. "Mon père était si fier de moi qu’il portait toujours sur lui mes résultats scolaires."

L’été 1946, le pogrom de Kielce (des dizaines de morts) indique que la menace demeure sur les juifs polonais. La famille Praszkier décide d’émigrer aux Etats-Unis, où vit un oncle quasi mythique. Sa route s’arrête à Paris dans un hôtel plutôt moche, boulevard de Strasbourg. Pour les juifs polonais arrivés après guerre, la France est une terre promise. Etudes brillantes au lycée Charlemagne, formation de pointe en médecine (il est interne des Hôpitaux de Paris), Richard Prasquier est un modèle d’intégration. Un jour, toutefois, il gifle un camarade de lycée qui fredonnait devant lui des chansons antisémites. Il est exclu du cours. Trente-sept ans plus tard, sa notoriété lui vaudra de recevoir une lettre d’excuses de la part du coupable.

Il découvre l’antisémitisme, dans les livres de Léon Poliakoff, de Jules Isaac, mais surtout dans les terrifiants récits que ses parents ont rapportés de Pologne et des camps où beaucoup des leurs ont péri. Des grands-parents exterminés à Belzec. Un père dénoncé, arrêté par la Gestapo, torturé, touché par une balle dans le ventre, laissé pour mort. "Pas la peine de gâcher une balle", avait dit un officier au moment de l’achever.

Sa mère est une délicieuse blonde aux yeux bleus. A l’adolescence, le neveu du futur cardinal Wyszynsky, primat de Pologne, lui fait même la cour. Elle sera sauvée par une famille catholique, cachée de village en village. Elle aidera des juifs grâce à son "physique d’aryenne", mais ne reverra jamais son père, déporté au camp de Poniatowa. Elle retrouve dans le ghetto de Varsovie sa mère qui, à Paris, épousera le célèbre rabbin Rubinstein, de la rue Pavée.

Le jeune Prasquier remâche tous ces récits de famille, avant que ne surviennent des événements qui vont décider de tous ses engagements : la capture d’Eichmann en 1960 ; la menace sur Israël et la guerre de six jours. Pour la première fois, l’histoire familiale "se raccommode avec l’histoire mondiale". C’est la fin d’une "schizophrénie" dont il disait souffrir et le début d’un combat, passionné mais lucide, contre l’antisémitisme, pour Israël, pour la vérité sur la Shoah, pour le rapprochement avec les chrétiens.

Camp d’Auschwitz-Birkenau, le 28 mai 2006 : Richard Prasquier - président du comité Yad Vashem France, du nom de l’institut de la mémoire de la Shoah à Jérusalem, chargé en particulier d’honorer les "Justes" qui ont sauvé des juifs - est au premier rang des officiels qui accueillent le pape Benoît XVI. En 1999, à Varsovie, avec sa mère, il était déjà sur l’Umschlagplatz - gare de triage vers Treblinka - avec Jean Paul II. Il conduit des groupes d’évêques et de cardinaux dans les camps de la mort et dans des yeshivot ultra-orthodoxes de New York. Richard Prasquier est un proche de Roger Cukierman, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), dont il briguera la succession en 2007.

Avec Marcello Pezzatti, historien juif italien, et le Père Patrick Desbois, délégué de l’épiscopat français auprès des juifs, Prasquier, qui maîtrise une dizaine de langues, se bat pour restaurer la mémoire du bunker I de Birkenau, là où étaient assassinés les juifs avant les premières chambres à gaz de mars 1943. Il rachète de ses deniers cette "maison rouge" à ses propriétaires polonais - revenus chez eux après la guerre - pour la céder au Musée d’Auschwitz.

Devant ce même bunker I où la mère du cardinal Lustiger a probablement disparu, il conduit l’ancien archevêque de Paris : "Il s’est recueilli seul pendant trente minutes. J’étais pétrifié par l’émotion." Lustiger et Prasquier ont chacun des origines polonaises, mais leur amitié épargne les mots. "On ne passe pas notre temps à nous répéter nos histoires." Quand Debora, la mère de Richard, reçoit Mgr Lustiger, elle lui cuisine de délicieux plats yiddish.

Le christianisme lui avait longtemps été étranger. "Pour nous, c’était un monde fermé. J’avais bien lu le Jésus et Israël, de Jules Isaac. J’avais une vague sympathie pour Jean XXIII, mais j’ignorais tout du concile Vatican II (qui a marqué le début du rapprochement du catholicisme avec le judaïsme)". Ses relations avec les princes de l’Eglise provoquent des grincements dans la communauté juive. Dans L’Avenir des juifs de France (Grasset), Schmuel Trigano l’accuse d’en faire trop et de vouloir "convertir" les juifs !

Mais Prasquier n’a rien d’un naïf et fait sien le mot du cardinal Decourtray (archevêque de Lyon décédé en 1994) : "Il est important pour un chrétien que le juif reste juif." Et il ajoute : "Toute forme de syncrétisme est un appauvrissement." Sa sympathie pour l’autre, chrétien ou pas, naît d’un "regard commun" sur la Shoah. Alors, dit-il, une relation peut s’établir : "A l’inverse, je sens tout de suite si la Shoah n’est qu’une boîte qu’on ouvre et qu’on ferme aussitôt."

Pour le président de Yad Vashem France, arpenter les camps de la mort comme il le fait sans relâche - sans oublier ses malades au téléphone portable - reste un impératif de conscience. A Birkenau, il aime la compagnie d’un Schlomo Venezia, survivant des Sonderkommandos chargés de récupérer ce qui pouvait l’être sur les enfants, femmes, hommes, vieillards gazés dès leur arrivée au camp. "Je comprends le discours des déportés revenus de l’enfer, dit Prasquier. Mais les visages de ceux qui ne sont pas revenus disent mieux la folie génocidaire et m’obsèdent. Ceux de Treblinka qui allaient directement à la chambre à gaz, comme ceux de Belzec ou de Sobibor, dont aucun n’a été retrouvé à la Libération." Et de conclure avec Primo Levi : "On n’est pas allé au bout de la Gorgone."


Parcours

1945 Naissance à Gdansk (Pologne).

1994 Entre au Conseil représentatif des institutions juives de France.

1997 Président du Comité français pour Yad Vashem.

2000 Chargé par le CRIF des relations avec l’Eglise catholique.

2006 Il accueille le pape Benoît XVI au camp d’Auschwitz-Birkenau, le 28 mai.



09/05/2006

Qui prend le deuil quand presque tous sont morts ?

Membre du Bureau exécutif du CRIF, Richard Prasquier, a participé avec des cadres de l’Union des étudiants juifs de France, à un voyage au Rwanda. Il nous fait part de la situation et de ses sentiments concernant cette mission.
Question : Le 14 février 2006, les cadres de l’UEJF ont effectué un voyage pour le Rwanda. Vous étiez l’un des invités de cette mission. Pourriez-vous ce que vous perceviez de cette mission avant de vous rendre au Rwanda et nous dire comment ce voyage s’est déroulé ?
Réponse : Le terme galvaudé de merveilleux est le dernier à utiliser pour ce voyage, organisé par l’UEJF, où nous avons continuellement plongé dans l’horreur, mais ce fut une extraordinaire expérience de fraternité humaine. Il y avait dans ce groupe d’une quarantaine de personnes quatre rescapés Tutsi vivant en France du même âge que les étudiants de l’UEJF, menés par leur président Benjamin Abtan ou de SOS Racisme, avec leur président Dominique Sopo et aussi quelques participants plus âgés, impliqués dans la lutte contre le racisme ou dans la réflexion sur la mémoire. Juif ou non Juif, aucun d’entre eux n’oubliera l’émotion du Shabbat de Butaré, comme aucun d’entre eux n’oubliera son déchirement à Morumbi, où dans un paysage somptueux , 50 000 Tutsi pris au piège furent en quelques jours exterminés un à un, hommes, femmes, enfants ou nourrissons…

Certaines inquiétudes s’étaient exprimées avant ce voyage. D’abord le risque d’une récupération politique par le gouvernement Rwandais, réputé « autoritaire », issu du FPR tutsi, vainqueur militaire en 1994, en relations notoirement difficiles avec la France qu’il accuse d’avoir trop longtemps et trop directement soutenu le gouvernement hutu. Des livres et articles de presse nombreux et récents témoignent de l’acuité de la controverse. N’allions-nous pas être subrepticement dirigés vers une « mémoire officielle » ? C’est faire peu de cas de la maturité des organisateurs du voyage que de croire qu’ils n’ont pas pensé que des manœuvres pourraient avoir lieu : de fait elles furent des plus mineures. Les « jeunes », à savoir les étudiants de l’UEJF, étaient tous des militants expérimentés, responsables locaux, régionaux ou nationaux. Nombreux contacts préalables en France avec ceux qui connaissaient le pays, plusieurs réunions d’information (notamment avec Bernard Kouchner), un voyage préparatoire pour trouver nos interlocuteurs, l’organisation a été exemplaire, associant professionalisme logistique, chaleur relationnelle, compétence historique et empathie profonde. Plusieurs des participants (David Hazan, coréalisateur du film « Tuez les tous », Souad Belhaddad, coauteur de « Survivantes » avec la sociologue Esther Mujawayo, les journalistes Patrick de Saint Exupéry du Figaro et Catherine Ninin de RFI) avaient déjà à plusieurs reprises voyagé et travaillé au Rwanda. Gaston Kelman (« Je suis noir et je n’aime pas le manioc ») et Frédéric Encel ne sont pas hommes à se laisser guider aveuglément: il y avait dans ce voyage beaucoup d’enthousiastes mais peu d’ingénus….

Les contacts politiques ont été réduits au maximum, les rencontres ont privilégié les intervenants de la société civile, les témoins et les victimes. L’Ambassade de France à Kigali, nous a soutenus de façon exemplaire, notamment quand les bizarreries des relations belgo-rwandaises ont cloué au sol notre avion de retour. Un grand merci également à notre énergique ambassadeur au Kenya qui a, par sa propre initiative, accéléré notre retour de Nairobi. Quant aux « politiques » de ce voyage, Christiane Taubira et Stéphane Pocrain, ils ont été en perpétuelle position de partage émotionnel: simplicité, écoute, ouverture. Les tréteaux électoraux étaient bien loin de nos préoccupations…


Question : Que vous ont dit vos interlocuteurs ? Comment vous ont-ils parlé de ce génocide ? Que vous a-t-on montré ?
Réponse : Ce qu’on nous a raconté au Rwanda? L’horreur…Les massacres de masse ou les massacres individuels, la traque permanente (une centaine de journées …), les étudiants hutu qui massacrent leurs condisciples tutsi à l’université de Butare, les villageois qui massacrent leurs voisins pendant que leur femme reste aux champs, qui rentrent chez eux le soir, qui recommencent le lendemain puis les jours suivants, un travail comme un autre. A Bisesero la chasse au gibier tutsi des malheureux qui s’étaient réfugiés dans la brousse et y mouraient de faim, a duré des semaines et des semaines, alors même que les troupes du FPR s’approchaient. Et puis des histoires inouïes de meurtres à l’intérieur même des familles dont les membres appartenaient aux deux ethnies. Et la vie aujourd’hui 12 ans après, la cohabitation dans le même village des victimes et de leurs meurtriers, les enfants chefs de famille et sans ressources, les femmes violées, parfois atteintes de SIDA, et s’occupant de l’enfant du viol…L’exposition –choquante pour nous- des squelettes dans les lieux de grands massacres contribue à rendre le deuil impossible mais qui prend le deuil quand presque tous sont morts ?

Et puis cette rencontre lumineuse avec un directeur d’orphelinat à Kigali, qui a pu cacher dans ses locaux plus d’une centaines de Tutsi dans des conditions incroyables, pendant de nombreuses semaines, et cette phrase que les gens de Yad Vashem connaissent : « Je pensais qu’un jour ou l’autre, j’allais être découvert et qu’ils allaient me tuer avec les réfugiés, je m’étais habitué à cette idée ; de toute façon, mon père m’avait appris cela, je ne pouvais pas faire autrement… »

Et avec tout ce passé, cette mémoire et ces haines (les victimes peuvent peut-être essayer de pardonner, mais les assassins sont-ils capables de pardonner les crimes qu’ils ont commis ?), un pays à reconstruire, et qui nous a d’ailleurs donné l’impression (huit jours ne suffisent évidemment pas) d’être en voie de reconstruction avec des hommes et des femmes (surtout peut-être des femmes) admirables….


Question : Ce voyage a-t-il modifié d’une manière ou d’une autre votre perception du génocide Rwandais ?
Réponse : Aller une semaine au Rwanda signifiait une immersion complète, ce qui, du moins en ce qui me concerne était une condition nécessaire pour prendre la mesure de ce qui s’y était passé. Bien sûr l’ombre de la Shoah était présente. Il m’avait fallu aller en Pologne sur les lieux de l’extermination pour ressentir – physiquement- la signification du crime. Certes je la connaissais intellectuellement, j’ai été baigné dans cette histoire depuis mon enfance, et j’avais lu. Mais la lecture, forcément hachée par le brouhaha des occupations de la vie quotidienne, n’avait pas suffi : il me fallait du temps et du temps en continu. De plus les récits sont les récits de survivants : ils ne sont pas allés, comme l’écrit si fortement Primo Levi, au centre de la « Gorgone ». Ce centre, la mort, c’est un espace vide, parfois un beau paysage verdoyant (le ravin de Babi Yar..), parfois un champ anonyme. Des êtres humains, par milliers, l’ont foulé un jour, ils y ont été tués et il n’est rien resté d’eux. C’est cela, qui est central, que fait ressentir le film de Lanzmann, dont la longue durée est si nécessaire et dont nous avons présenté des extraits à Kigali au début de notre voyage.

Bien sûr, cette sensation de vide, à Belzec ou à Murumbi, ne résume pas tout, elle doit être relayée par la connaissance de l’histoire, avec ses variations, ses déterminations particulières, ses nuances et ses explications, elle peut même être trompeuse, mais elle est bien l’élément fondamental : ici a eu lieu un meurtre de masse organisé, englobant une population tout entière, définie par son « essence » et non par son activité. De ce point de vue, il faut ignorance ou mauvaise foi pour nier qu’il y ait eu un génocide au Rwanda. Il faut également ignorance ou mauvaise foi pour prétendre qu’il y a eu un « double génocide », confondant les crimes de guerre, avérés et peut-être massifs, avec l’entreprise d’extermination des Tutsi. Dans l’expression « génocide Rwandais », c’est le terme Rwandais qui prête à discussion…

Nous sommes si habitués aux amplifications, aux approximations, aux amalgames et à l’exploitation idéologique dont les moteurs sont la haine et la manipulation de l’émotion (l’holocauste palestinien, le génocide des fœtus,….sans parler du génocide des agriculteurs ou des buralistes..) que certains pensent que pour éviter les dérives, il faudrait réserver la dénomination de génocide à la Shoah : c’est faux, malheureusement faux. Des génocides indiscutables, assumés comme tels, et parfois avec fierté, ont eu lieu dans l’histoire : ce n’est pas le lieu d’en faire la liste : le génocide des Tutsi en fait indiscutablement partie. Le reconnaître c’est admettre – avec désespoir- que la formule « Jamais plus », comme appel pour l’humanité est devenue une incantation mensongère…

Cela revient-il à nier la spécificité de la Shoah ? Nullement. C’est au contraire de la connaissance de l’histoire –des autres histoires- que l’on comprend mieux le caractère particulier, englobant, de la haine génocidaire nazie envers les Juifs, qui n’intéressait pas que les êtres humains, définis par des critères héréditaires remontant les générations, traqués dans tous les lieux du monde où on pouvait les trouver, mais s’étendait jusqu’à leurs productions intellectuelles (l’esprit juif, l’art juif, la science juive…) dans un fantasme primitif d’éradication et de purification, habillé des oripeaux d’une pseudo-science raciologique, dont le caractère universitaire aidait à cautionner et à « moraliser » l’implication technique et bureaucratique de toute une population mise par ailleurs à distance du meurtre lui-même – en dehors des acteurs spécialement entraînés- par les raffinements de la technologie. Au Rwanda, le travail a été fait directement avec des machettes et des fusils, méthode primitive si on veut, mais combien efficace : cela impliquait une participation directe de dizaines (de centaines ?) de milliers d’assassins, pour la plupart des paysans travailleurs et compétents, catholiques assidus de surcroît, comme leurs victimes.


Mais les machettes s’usent, il avait bien fallu en acheter beaucoup par avance, car on a préparé ce génocide qui n’a nullement été une explosion de colère brutale mais sporadique, mais le résultat d’une propagande organisée (dont la sinistre radio des Mille collines n’est que l’élément le plus connu), jouant sur la peur (« c’est eux ou nous »), sur le slogan de l’ « ennemi de l’intérieur » et d’une logistique appropriée organisée hiérarchiquement (des organes centraux aux préfets de région, des préfets aux maires de villages). C’est reconnaître la responsabilité primordiale, ici comme ailleurs, des hommes politiques, relayés par les habituels agitateurs d’opinion, activistes, intellectuels ou mêmes hommes de religion (plusieurs prêtres parmi les criminels). Et c’est reconnaître aussi que la suggestibilité des individus, amplement vérifiée par les données de l’histoire et les travaux de la psychologie sociale moderne, amplifiée par le conformisme social (on tue car les autres tuent) et la simple peur (on risque d’être tué si on refuse de tuer) ont effacé chez la plupart (en dehors des « Justes », d’autant plus admirables qu’ils sont minoritaires) le vernis moral probablement pas plus mince dans ce pays africain laborieux et discipliné que dans nos fières ( ?) nations européennes.

Mais d’autres leçons apparaissent cruellement dans ce génocide qu’on n’a même pas tenté de masquer et qui a duré cent jours : la cécité du monde extérieur, incapable de prévoir le pire alors que le pire se préparait au grand jour, son incapacité à nommer l’événement et à agir de façon appropriée (« un conflit ethnique comme il y en a tant dans cette partie du monde »), la prééminence accordée à la « grande politique », qui n’est souvent pas bien grande quand elle dépend en réalité de relations personnelles ( les liens de la famille Habyarimana avec François Mitterrand…). Solitude des victimes….

Et puis, pour les temps d’après, malgré les « gacaca » (tribunaux de village, où les auteurs des crimes reçoivent une réduction importante de peine s’ils avouent leurs forfaits), la rareté, l’extrême rareté du véritable repentir, alors que l’aveu intéressé sert de maigre et transitoire rustine sociale. Au moins les Juifs n’ont-ils pas été obligés de cohabiter avec les allemands dans l’immédiat après-guerre…

Et l’homme dans tout cela ? Jean Hatzfeld (« Dans le nu de la vie » et « Une saison de machettes »), le cherche, lui que nous avons rencontré par hasard dans ce village éloigné de Nyamata, lieu d’atroces massacres, où il retourne chaque année pour de longs séjours désespérés.

Il nous revient de faire vivre l’admirable et folle révolte de ceux qui ont risqué leur vie et souvent l’ont perdue, pour sauver leurs semblables, qu’on les appelle où qu’on ne les appelle pas les « Justes ». Mais il nous revient aussi, et en tant que Juifs, nous savons ce que ces mots veulent dire, d’écouter, d’avertir et de prévenir la sournoise mais publique montée des haines et des nouveaux appels à la destruction et au meurtre …

Jamais plus ??

Propos recueillis par Marc Knobel

29/03/2006

Discours du Cardinal Jean-Marie Lustiger au United States Holocaust Memorial Museum

Transcription d’une allocution prononcée le 29 mars 2006 au United States Holocaust Memorial Museum, Washington, D.C.

10/02/2006

Publishing Holocaust cartoons may be educational

Article du 10/02/06
Par Shirli Sitbon

The French Yad Vashem committee has said plans by a magazine to publish Holocaust caricatures “could be educational if done properly”.

However, a spokesman for the French Holocaust memorial organisation said the magazine, Charlie Hebdo, would be prosecuted if the cartoons are offensive.

Charlie Hebdo, the magazine that published the twelve Danish Muhammad cartoons on Wednesday, is preparing a special issue on the Iranian Holocaust cartoon competition.

Criticised by French president Jacques Chirac for being “provocative” when publishing the drawings of prophet Muhammad, the magazine stressed its goal in the new issue is to fight Holocaust denial and show the difference between the Danish cartoons portraying prophet Muhammad and the Iranian revisionist caricatures.

“We’ll go through with this project only if we manage to do it properly with the necessary explanations around the drawings.” said Philippe Val in a press conference on Wednesday.
Leftist Liberation newspaper denounced Charlie Hebdo’s new initiative on Thursday,

Val said he considers it as “a caricature of a caricature” because could be perceived as “a parallel between the cartoons of prophet Muhammad and the ones denying the Shoah.”

Wait and see

French Yad Vashem Committee President Richard Prasquier is waiting to see the issue with the Holocaust cartoons before criticising it.

When surrounded by the proper explanations this kind of publication can be educational,” Richard Prasquier told EJP. “It can demonstrate why these drawings are so vile.”

He added: “I believe that Charlie Hebdo, if it does publish the cartoons, will provide in this issue solid criticism,” Prasquier added. “If it doesn’t, it will have to fall into the Gayssot law on Holocaust denial.”

The French Yad Vashem chairman said that publishing the cartoons of prophet Muhammad was “stupid and shocking” but he added that “religion, God and his prophets can take care of themselves. There are still out there some Holocaust survivors and orphans that are still alive and suffered terribly. They have been destroyed and had to learn how to survive and rebuild themselves.”

The contest launched by the Iranian newspaper Hamshahri doesn’t surprise the Jewish community.

“The Iranian president already said the Holocaust was a myth. You can’t go any further in lying,” Prasquier told EJP.

“This is a danger to the whole world. When the Arab world realises the gravity and importance of Ahmadinejad’s stance, a big step forward would be accomplished.”

05/12/2005

Troisième rencontre juifs – catholiques

A l’occasion des 40 ans déclaration de la déclaration « Nostra Aetate » du Concile Vatican II, qui a contribué de façon significative au renforcement du dialogue judéo-catholique, les troisièmes rencontres entre juifs et catholiques ont eu lieu dimanche 4 décembre dernier à l’Hôtel de Ville de Paris, en présence de Bertrand Delanoë, maire de Paris, et avec la participation de nombreux responsables des mondes catholique et juif dont notamment : André Vingt-Trois, Archevêque de Paris ; Philippe Barbarin, Cardinal-Archevêque de Lyon ; Joseph Sitruk, Grand Rabbin de France ; Jean-Pierre Ricard, Président de la Conférence des Evêques de France ; le Cardinal Jean-Marie Lustiger ; Israël Singer, Président du Comité Juif International pour les consultations interreligieuses, Président de l’Exécutif du Congrès Juif Mondial ; Oded Ben-Hur, Ambassadeur de l’Etat d’Israël auprès du Saint-Siège.

La soirée s’est articulée en quatre temps : l’antisémitisme aujourd’hui ; du concile Vatican II à Benoît XVI ; hommage à Jean-Paul II. Enfin, un projet de coopération judéo-catholique en Afrique a été présenté afin de soulager la misère des populations y habitant. L’action du Père Desbois qui, avec Richard Prasquier (conseiller du président du CRIF) accompli un travail de fouilles de fosses communes de juifs fusillés en Ukraine, a été salué par le Pape dont un message a été lu par le cardinal Jean-Marie Lustiger. Chacun des orateurs a souligné, à sa façon le caractère irréversible et positif du dialogue entre juifs et catholiques.

11/11/2005

French Jews Worry Violence May Spread

Concern they might become 'scapegoats' if rioting takes on anti-Israel tone.

29/07/2005

Vraies bombes, faux arguments (Libération)

16 août 2005 - Par Richard Prasquier et Marc Knobel*

Libération, 29 juillet 2005.

Peut-on dire que la guerre en Irak rend les Occidentaux responsables du terrorisme ?
Dans un récent article, intitulé « La guerre crédibilise Al-Qaeda » (1), Pascal Boniface nous donne son explication sur le terrorisme.

Nous pouvons résumer simplement son argumentation par les phrases suivantes, reproduites telles quelles ou presque de l’article, réélaborées pour en faire apprécier la logique interne, sans aucune distorsion.

1) Les terroristes éprouvent de la haine pour les sociétés démocratiques occidentales.

2) De ce fait, nous vous lecteur, moi Pascal Boniface risquons d’être victimes du terrorisme.

3) Il est vrai qu’ils nous attaquent pour ce que nous sommes.

4) Mais cela ne suffit pas à expliquer le développement actuel du terrorisme.

5) Ce développement est dû à ce que nous faisons.

6) Car nos actions (lire : celles des Etats-Unis et de leurs alliés) nourrissent la haine : mensonges sur les armes de destruction massive irakiennes (événements de Guantanamo, Abou Ghraib, Fallouja, manque de respect envers la population irakienne, situation des Palestiniens).

7) Il faut donc mettre nos actions en conformité avec nos proclamations pour ne pas faciliter la tâche de nos adversaires et réduire l’impact du discours de Ben Laden.

CQFD...

S’il nous paraît utile de l’analyser, c’est que ce discours, presque chacun l’a entendu peu ou prou autour de lui, mezza voce : les attentats de Londres ont provoqué un sentiment de révulsion qui a masqué dans les déclarations officielles et les éditoriaux de journaux la petite voix sous-jacente, et si nous étions nous-mêmes, nous les Occidentaux, les responsables de cette atrocité ? Dans cette démonstration, le point le plus important est le point 6 : la guerre d’Irak a aggravé le risque de terrorisme au lieu de le diminuer ; ce n’est pas une hypothèse, c’est une constatation, même Samuel Huntington, l’homme du « choc des civilisations », même le conservateur Royal Institute for International Affairs (RIIA) l’admettent, explique Pascal Boniface dans son article.

La litanie des attentats en Irak conduit donc certains à penser que les Américains, pris dans un enchaînement de violences et contre-violences, sont en train de déclencher l’apocalypse terroriste et de provoquer une haine bien compréhensible dans le monde musulman. Mais réfléchissons : qui sont les auteurs des attentats quotidiens en Irak et des morts par centaines ? Des groupes musulmans, sunnites pour la plupart. Qui sont les victimes quotidiennes de ces attentats qui ciblent parfois des enfants ? Des musulmans, souvent chiites. Faut-il en déduire que, par leur présence, les Américains seraient responsables, seuls responsables ? Et que se passait-il en leur absence, à l’époque « heureuse » où Saddam Hussein, une arme de destruction massive à lui seul, faisait la loi : des massacres par centaines, par centaines de milliers probablement, de chiites en général, kurdes souvent, ou d’opposants présumés de toute origine, mais toujours musulmans, dans le silence des islamistes, malgré le caractère laïque du régime... Il faut, pour déclencher le sentiment de révolte islamiste internationale envers des crimes commis contre les musulmans, la présence de non-musulmans, même s’ils ne sont pas les auteurs des crimes. Quant aux comportements humiliants, écoeurants, imbéciles, de certains gardiens d’Abou Ghraib et de Guantanamo sur leurs prisonniers, peuvent-ils justifier une bombe qui massacre de façon indiscriminée femmes et enfants dans une rame de métro ? Dans les geôles de Saddam, les mutilations (langue, etc.) semblent avoir été assez courantes : ont-elles déclenché les mêmes foudres ?

On peut penser ce que l’on veut de l’intervention américaine en Irak, qu’elle n’aurait pas dû se faire, qu’elle aurait dû se faire d’une autre façon, pour d’autres motifs, avec d’autres méthodes, avec une autre phraséologie, etc., mais on ne peut pas laisser croire que le mauvais comportement des troupes alliées est une raison objective suffisante pour un déchaînement du terrorisme dans le monde, car nul n’a tué plus de musulmans que Saddam Hussein. Ce que dit le RIIA est que l’espace d’action des mouvements terroristes s’est accru depuis l’intervention américaine et que la propagande pour le jihad y a trouvé de nouveaux arguments, mais ces arguments sont aussi fallacieux que les précédents.

Ce n’est pas ce que nous faisons qui provoque le terrorisme, mais c’est bien ce que nous sommes (phrase 3 de l’argumentation de Pascal Boniface, écrite apparemment à regret). Nous, c’est-à-dire une population de mécréants (juifs, chrétiens, mais aussi musulmans bien-pensants ou autres...) dont la mort ­ pensent les terroristes ne peut que réjouir Allah. La mort de « bons » musulmans au cours d’actions terroristes (« martyres ») doit être traitée comme un simple dommage collatéral. Dans cette optique, toute action, toute décision contraire à la loi de Dieu telle qu’elle est définie par les chefs du jihad, peut être montée en exergue : l’Irak, la Palestine, sont d’excellents arguments de propagande, mais, au regard d’un jihadiste bien endoctriné, la loi sur le voile, l’interdiction de la polygamie, un comportement considéré comme déviant ou la moindre remarque critique, voire la seule existence d’un membre hors du groupe de référence pourront aussi bien faire l’affaire. Le lavage de cerveau haineux, et combien efficace, tel qu’il est pratiqué par les madrasas pakistanaises ou autres, par les prédicateurs classiques ou techno-modernistes, relayés par Internet et par l’argent du pétrole, a fait des ravages bien antérieurs et bien supérieurs à la guerre d’Irak.

Et Israël dans tout cela ? Il n’apparaît dans l’article que comme une simple mention « politiquement correcte » : le jour où « les Palestiniens auront un Etat viable ». Eh bien, ce jour que nous espérons nous aussi, si rien n’est fait par ailleurs pour éradiquer le terrorisme islamiste, un autre argumentaire (le même en réalité, il suffit de lire les déclarations du Hamas...) se développera sur la nécessité de « récupérer la dernière parcelle de terre arabe ». L’émergence du terrorisme international islamiste n’a aucun lien avec les difficultés du peuple palestinien, rappelons qu’en 1993, l’année des accords d’Oslo, eut lieu le premier attentat contre le World Trade Center à New York. Les attentats de Bali, la guerre du Cachemire ou les talibans afghans n’ont rien à voir avec la Palestine, qui a été longtemps oubliée par les islamistes, néanmoins la référence s’est révélée si efficace en milieu musulman comme en milieu occidental qu’elle sera réutilisée tant qu’il se trouvera des commentateurs atteints du syndrome de Stockholm, qui devraient méditer les fortes paroles de Churchill sur la guerre et le déshonneur après les accords de Munich.


*Marc Knobel historien.

18/07/2005

Auschwitz, soixante ans après

Jean-Pierre Allali nous livre ses impressions sur le livre d'Annette Wievorka.

06/07/2005

Edgar Morin condamné pour diffamation raciale

L’auteur de « Vidal et les siens » peut-il être antisémite ? Pour nous qui, effarés, avions découvert dans notre jeunesse, grâce à son enquête sur la « Rumeur d’Orléans », la facilité avec laquelle les vieux mythes mortifères pouvaient se propager dans la France paisible des 30 glorieuses, il nous a aidés à renforcer notre vigilance. Cette vigilance s’applique aux actes et non aux pensées ; les textes écrits, les déclarations orales sont des actes, plus encore lorsqu’ils proviennent d’individus qui revendiquent un rôle d’influence intellectuelle.

De ce point de vue, seul pris en compte par la cour d’appel de Versailles, le texte signé par Edgar Morin, avec Sami Naïr et Danièle Sallenave, contient des formulations antisémites. Le nier au motif que la lutte d’Edgar Morin contre toutes les formes de discrimination rend cette interprétation impossible est faire preuve, pour le moins, de légèreté méthodologique. Lorsque Jean Paul Sartre a écrit « tout anti-communiste est un chien », le prestige du maître n’ôtait rien à la bassesse du propos. Il l’aggravait au contraire, car un intellectuel sait ce que parler veut dire.

Lorsque, dans une pénible litanie où revient à cinq reprises le syntagme « les juifs », pour présenter en une comparaison très explicite les crimes qui furent commis contre eux à ceux qu’ils commettent contre les Palestiniens, le lecteur doit tirer deux conclusions :
1°/ les auteurs de ces crimes sont des Juifs ;
2°/ les juifs se conduisent comme des nazis. Certes, cette dernière formulation n’est pas exprimée dans toute sa brutalité, mais tout la construction balancée du paragraphe y conduit .....
Et pour qui n’avait pas compris, quelques lignes plus loin : « le peuple élu agit comme la race supérieure ».

Disons-le clairement, convaincus que les auteurs de la pétition en faveur d’Edgar Morin dans leur immense majorité, s’accorderont avec nous : comparer - ou inciter à comparer - les actions des Israéliens envers les Palestiniens avec celles des nazis envers les juifs n’est pas une opinion, c’est une ignominie - une ignominie antisémite, qui n’a rien à voir avec une critique de la politique israélienne.

Dans un entretien récent avec Silvia Cattori, journaliste très engagée, qui a écrit que Israël « mène contre les Palestiniens une guerre d’extermination raciste », Edgar Morin protestait récemment qu’à Auschwitz la commémoration ait été uniquement centrée sur les Juifs - ce qui est faux- alors qu’il y avait eu bien d’autres victimes du nazisme. Se peut-il qu’il ignore la différence entre extermination et persécution, qu’il ne sache pas que 90% des victimes d’Auschwitz, près de100% de celles de Treblinka, Belzec, Sobibor ou Chelmno étaient juives ? L’amalgame au nazisme serait-il l’effet d’une méconnaissance de l’histoire ou d’une volonté de banalisation ?

Quant au reste de l’article, dont l’auteur prétend qu’il était nuancé pour appréhender une situation complexe, sa lecture frappe par son simplisme manichéen.

Le cancer israélo-palestinien, écrit-il, répand ses métastases qui mènent à « des catastrophes planétaires en chaîne ». Autrement dit le terrorisme islamiste dont le monde a subi les conséquences de Bali à New York proviendrait du conflit israélo-palestinien. C’est faux et chacun le sait : ni Ben Laden, ni son disciple Mohammed Atta n’ont pensé aux Palestiniens : leur guerre se porte contre l’Occident infidèle et les « traîtres » musulmans. La cause palestinienne est un magnifique outil de propagande et de mise en condition ; que cette propagande conduise à des rumeurs hallucinantes comme celle de la responsabilité des Juifs dans l’attentat contre les tours, et bien d’autres, c’est là la pathologie, une pathologie psychique qui mérite interrogation. Ce n’est pas le conflit israélo-palestinien qui est un cancer, mais l’instrumentalisation permanente qui en a été faite, au détriment des Palestiniens, pour lui faire servir d’autres causes : conflit est-ouest et panarabisme hier, islamisme et utopie anti-mondialiste et anti-américaine aujourd’hui, échecs démocratiques du monde arabe toujours. C’est cette instrumentalisation qui fait que ce conflit n’a pas été résolu et ne le sera pas tant que l’objectif des véritables meneurs politiques sera autre chose que le bien-être du peuple palestinien. A entendre, en 2002 comme en 2005, les prêches des imams de Gaza ou les déclarations du Hamas, on est en droit de penser que c’est le conflit israélo-palestinien qui est devenu une métastase du terrorisme islamique et non pas l’inverse, et que c’est là tout au moins une des composantes de ce conflit qu’une analyse objective ne doit pas négliger. Edgar Morin fait retomber la responsabilité, toute la responsabilité, sur Israël parce qu’il est militairement le plus fort - où serait-il s’il n’avait pas cette force ? Dans cette dialectique de l’oppresseur et de l’opprimé après avoir longtemps expliqué comment les juifs opprimés sont devenus « un peuple méprisant ayant satisfaction à humilier » (y a-t-il un autre peuple à qui Edgar Morin aurait osé appliquer cet insupportable qualificatif ?), il ne veut pas voir qu’il y a plus que des ferments d’oppression dans le discours de leurs ennemis. Deux poids, deux mesures.

Mais, dans cet article, il y a bien d’autres choses : on y apprend qu’Israël applique, de la même façon que les attentats suicides palestiniens, le principe de culpabilité collective, « depuis le temps de Sabra et Chatila ». Faut-il redire, une fois de plus, que l’auteur du massacre de Sabra et Chatila est le chrétien libanais Elie Hobeika avec ses milices et que ce massacre ne l’a pas empêché de poursuivre une brillante carrière ministérielle dans un Liban occupé par les Syriens, jusqu’au moment où il a commencé à gêner ? Quant au « carnage » de Jenine : Edgar Morin savait déjà la réalité, en juin 2002 : 54 palestiniens tués ainsi que 23 soldats israéliens, car l’armée israélienne n’avait pas, justement, bombardé la ville d’où étaient venus des attentats-suicides particulièrement ignobles, de façon à éviter de faire trop de victimes civiles.

Il faut aussi citer son analyse des attentats-suicides : Israël est fort, les Palestiniens sont faibles ; quoi qu’ils fassent, leurs attentats sont moins graves que les actions israéliennes ; il s’agit pour eux d’un acte « existentiel extrême au niveau d’un adolescent » qui « féconde la cause de l’émancipation de son peuple », et qui se comprend comme une manifestation de la « logique archaïque de vendetta, si commune en Méditerranée ». Les habitants de la Méditerranée apprécieront (ceux de New York, Bali et de l’Irak en font-ils partie ?) : est-ce à eux que sont promises les soixante-douze vierges, et à leurs familles les milliers de dollars si généreusement distribués ? Ne voir dans ces actes que la manifestation d’un désespoir et non pas le fruit d’un endoctrinement des jeunes, malheureusement facile et efficace, est le degré zéro de l’analyse.

Quant aux manifestations antisémites en France : « une rancœur sourde contre les Juifs assimilés à Israël ; elle s’est transformée en actes de haine à cause de « l’attitude des institutions juives dites communautaires » (récemment Edgar Morin a dit que les Juifs de France « sont entre les mains du CRIF »...) et de l’ « impitoyable répression menée par Sharon »....

Est-il besoin de rappeler que les premières manifestations antisémites en France avaient précédé de plusieurs mois l’arrivée au pouvoir de Sharon ? Quant au rôle qu’auraient eu les organisations juives pour attiser le conflit et pousser au renfermement communautaire peut-il en citer un seul exemple ? Oui, le CRIF avait protesté devant la tendance à mésestimer la gravité de ces actes, qui ont traumatisé entre autres bien des enfants juifs en milieu scolaire ; oui, il a plus tard signalé les idiosyncrasies anciennes de la diplomatie française, mais il a toujours, comme toutes les organisations juives françaises d’ailleurs, cherché - avec un certain succès - à empêcher tout acte de représailles, à dialoguer avec les musulmans qu’il n’a jamais assimilés à des extrémistes, et à s’appuyer sur les institutions de la République. C’est dans cet esprit que le CRIF condamne également les menaces qui ont été proférées contre les auteurs de l’article.

Que signifient ces attaques récurrentes contre des organisations juives, qu’Edgar Morin ne connaît probablement pas ? Simple lutte contre le communautarisme ? Il se trompe de cible. Fantasme d’un pouvoir occulte recevant ses instructions de l’extérieur ? Non, pas lui...

L’opposition à la politique du gouvernement d’Israël est une opinion parfaitement respectable ; elle est partagée par bien des Juifs de France, y compris au sein du CRIF, et exprimée en tout cas avec dureté dans la presse israélienne. Lorsque cette opposition s’appuie sur des arguments partiels, ou partiaux, son expression et sa réfutation font partie du libre jeu d’opinion démocratique. Lorsque cette opposition utilise des arguments attribuant aux juifs certaines caractéristiques « essentialisantes », elle verse dans l’antisémitisme. La ligne est étroite et il se trouve que, malgré son passé et son expérience, Edgar Morin l’a franchie. Est-il antisémite lui-même ? Evidemment non, mais c’est son article qui est en cause, et non pas lui. Quant au reste, qui est du domaine de la controverse démocratique, nous pensons que son texte est surtout mal informé, approximatif, allusif et pratiquant l’amalgame, tout le contraire de ce qu’on pourrait attendre d’un homme qui a bâti une partie de sa réputation sur l’analyse de la complexité. Et nous vient cette question : Edgar Morin a-t-il vraiment lu son article ?